Après Les Croisades vues par les Arabes, Léon l’Africain, les Identités meurtrières, le nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie française aborde, en usant une nouvelle fois de ses dons de conteur, un nouveau thème historique. Dans Le labyrinthe des égarés, il est question de l’histoire de ce que l’on a pris l’habitude de désigner par le mot de mondialisation, mais en n’en retenant généralement que la dimension économique, aux dépens de sa dimension culturelle. C’est celle-ci que s’attache à restituer Amin Maalouf. Commençons par donner quelques précisions sur l’originalité de sa posture. Il évite soigneusement les travers d’une histoire linéaire qui se donnerait comme tâche de révéler et d’illustrer le déploiement et l’avènement inéluctable d’un « grand Sujet » historique (le « Prolétariat », le « Capitalisme », la « Civilisation », l’« Occident ») ; il insiste, au contraire, sur la diversité des cultures, leur coprésence et leur concurrence. Il n’est pas question pour autant d’une variation sur le thème du choc des civilisations, rendu célèbre par le livre éponyme de Samuel Huntington, car le clash nous laisse inévitablement sous l’impression d’une porte qui, à peine entrouverte, est bruyamment claquée, se ferme et nous enferme dans une identité fantasmée, craintive, agressive et potentiellement meurtrière. Cependant, tout autant que le déterminisme unidimensionnel, le relativisme est écarté, car si l’élément moteur de la mondialisation dans la concurrence civilisationnelle fut l’Occident et si sa marche en avant ainsi que son expansion ont donné beaucoup de raisons aux autres cultures de le détester, Amin Maalouf prend acte que son rejet brutal et total n’a pu aboutir qu’à des catastrophes dont ses promoteurs furent les premières victimes. Il est plutôt question dans cette fresque historique de rencontres, rencontres entre des espaces civilisationnels qui furent souvent, voire toujours ratées, mais qui à la différence d’un clash laissent entrevoir des possibles qui auraient pu être mieux exploités et dont l’existence avérée permet de croire en un avenir toujours potentiellement ouvert, ce qui laisse la place pour un espoir.
Une fois tous les dogmes historiques — la linéarité, le déterminisme, le fatalisme, le relativisme — abandonnés, reste le recours à la mise en récit et au plaisir de la narration, une narration efficace qui cherche à capter son lecteur pour mieux l’instruire et le convaincre. Il n’est donc pas surprenant qu’Amin Maalouf se tourne, quand il se cherche un prédécesseur, vers Plutarque et ses Vies parallèles, œuvre dont la lecture a contribué à former, dans la traduction d’Amyot, de nombreux penseurs, de la Renaissance au XVIIIe siècle, et pas des moindres, puisque Montaigne a annoté les Vies parallèles et Rousseau s’en est nourri et délecté. Se délester des dogmes qui ont lourdement pesé sur l’interprétation de l’histoire lui offre aussi la possibilité d’emprunter la voie littéraire de l’uchronie en usant, mais sans en abuser, du raisonnement contrefactuel. Que serait-il, par exemple, advenu de la Chine — et du Monde — si la campagne d’explorations maritimes initiée par l’Empereur Yongle au XIVe siècle et menée sous ses ordres par l’explorateur Zhen He n’avait pas été brusquement interrompue par ses successeurs plus soucieux de préserver l’identité prétendue immuable de l’Empire du Milieu, choisissant de le replier sur son territoire terrestre, plutôt que de l’ouvrir sur l’extérieur ? La Chine n’aurait-elle pas réussi à imposer au monde sa civilisation ancestrale, nourrie de confucianisme, avant que le Portugal ne se lance, et, après lui, l’Europe, dans sa conquête, finalement victorieuse, du monde ? Que ce serait-il passé si, au moment de la création de la SDN, les déclarations du président Woodrow Wilson sur les droits de nations avaient été comprises sans restriction, prises et appliquées à la lettre, au lieu d’être laissées à la discrétion interprétative des puissances occidentales ? Questions à prendre avec plus de sérieux que la spéculation pascalienne sur le nez de Cléopâtre et la face du monde.
L’ampleur du sujet, l’histoire culturelle de la mondialisation, conduit Amin Maalouf à dresser à grands traits, parfois si gros qu’ils surprendront plus d’un historien de profession, la suite multiséculaire des faits pour n’en retenir que ceux qui lui semblent les plus significatifs. Sont montées en épingle les dates suivantes : 1868 et la Restauration meiji, 1905, et la première victoire d’un pays oriental, le Japon, contre un empire occidental, en l’occurrence russe ; 1912, la proclamation de la République de Chine, 1919 la Conférence de la paix suivie en 1920 des calamiteux Traités de Versailles et de Paris ; le 4 mai 1919 et la manifestation de la place Tienanmen contre la remise au Japon de la concession allemande de Tsingtao en remerciement de sa participation à la guerre auprès des Alliés ; 1978 et la tournée de Deng Xiaoping au Japon. Cette histoire racontée a aussi ses héros, certains connus d’autres moins, voire tombés dans l’oubli (Mutsuhito, Saad Zaghloul, Woodrow Wilson, Mikhaïl Grusenberg, alias Borodine, Youssef Ibrahim Yazbek, Mao Sté Dong, Deng Xiaoping…), car, exit le déterminisme historique et sans pour autant négliger le rôle du contexte historique, Amin Maalouf reste persuadé que certains hommes sont capables de modifier le cours de l’histoire, que leurs interventions, en tout cas, ne sont pas sans conséquence sur le déroulement des choses. Des choix certes subjectifs, mais jamais arbitraires, car dûment référencés, et un point de vue subjectif revendiqué et assumé sur l’histoire, car l’auteur vise à ouvrir avec ses contemporains — à savoir nous — un dialogue sur la manière dont l’humanité doit assumer à l’heure de la Seconde Guerre froide qui vient de commencer son unité, sans nier sa diversité. Dépasser les oppositions entre l’universalisme et le relativisme, le déterminisme et le devenir chaotique, tel semble être l’objectif que s’est fixé l’auteur.
Ainsi, à l’instar de Plutarque, met-il en parallèle, pour les comparer utilement, les histoires du Japon, de l’URSS, de la Chine et des États-Unis (avec l’Europe), avec en arrière-plan la confrontation entre l’Occident et son autre, l’Orient, et, comme fil conducteur, la volonté des nations orientales de se libérer de l’emprise des impérialismes occidentaux (Angleterre, France, États-Unis). Il décrit une série de ratages qui finit par tourner en boucle, suggérant l’idée d’un enfermement dans un labyrinthe dans lequel l’humanité se serait égarée, sans disposer du fil d’Ariane qui lui permettrait de trouver à temps l’issue avant d’être dévorée par le Minotaure qui, on le devine, est tapi au fond d’elle-même.
Quelle est la cause de ce stupide égarement ? Le diagnostic que dresse Amin est sans appel. Les États, une fois qu’ils ont atteint une certaine dimension, sont en proie au syndrome de la toute-puissance qui les rend arrogants, certains de leur valeur et convaincus que leur domination sur les autres est le garant de leur vérité intrinsèque. Or, il y a là une confusion des ordres, pour reprendre le mot de Pascal, on ne passe pas de l’ordre de la force à celui de la vérité sans rupture, sans commettre une usurpation. La première, la force, s’impose unilatéralement aux dépens d’un tiers, la seconde, la vérité, est une œuvre commune qui suppose échange et réciprocité. Nul ne peut se croire dépositaire de la vérité, elle n’est pas une chose qu’on puisse jalousement posséder, mais demeure un horizon vers lequel on chemine en commun. Par voie de conséquence, aucune culture ne peut déclarer, sans risque, être la seule vraie, erreur pourtant dans laquelle conduit la tentation identitaire.
Amin Maalouf rappelle que les dieux grecs rendaient aveugles ceux qu’ils voulaient punir du péché d’orgueil — l’hybris. C’est cet aveuglement qui a conduit le Japon, pourtant grandi et entré dans la cour des grands après le miracle de la Restauration meiji, à vouloir se bâtir un empire colonial pour suivre l’exemple des grands États occidentaux et, finalement, à défier, le 1er décembre 1941, les États-Unis avec le résultat que l’on connaît : la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki par la bombe atomique. L’on sait aujourd’hui que ces destructions n’étaient pas indispensables pour terminer la guerre américano-nipponne, mais que le choix états-unien fut dicté par la volonté de stopper l’avancée soviétique en prévision de l’affrontement entre les deux puissances qui se profilait à l’horizon.
L’URSS fut porteuse d’un beau projet qui suscita un espoir mondial : libérer l’humanité entière de la misère, conséquence de l’oppression que fait peser sur elle depuis ses débuts la domination de l’homme par l’homme et que reconduisait, à ses yeux, le capitalisme occidental. Convaincu de cette vérité devenue un dogme, Staline voulut industrialiser à marche forcée son pays aux dépens de la paysannerie et au prix de millions de morts (l’Holodomor n’en est qu’un exemple) ; certain de sa mission historique, il a mis au pas toute une société en négligeant les droits fondamentaux dont le respect est la condition de la reconnaissance de l’humanité que porte en lui tout homme ; convaincu que la fin justifie les moyens, il a imposé à une partie de l’Europe un système socio-économique inefficace qui a fini par s’effondrer. Pris d’un même vertige, Mao Zedong lança la Chine dans l’aventure désastreuse du « Grand bond en avant », puis de la Révolution culturelle, avant que Deng Xiaoping y mette un terme. Plus récemment, quand les États-Unis, absolument persuadés que leur modèle politique démocratique était le meilleur et, partant, exportable, ont pris la malencontreuse décision en 2003 d’envahir l’Irak en se passant de l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, en violation de la Charte des Nations Unies et au prix d’un mensonge éhonté (les armes de destruction massive prétendument possédées par Saddam Hussein), les conséquences géopolitiques désastreuses de cet égarement se paient encore aujourd’hui.
S’il fut une rencontre entre les cultures qui a été outrageusement ratée (« un gigantesque ratage » selon les mots d’auteur), c’est bien celle qui eut lieu, ou plutôt n’eut pas lieu, à l’issue de la Première Guerre mondiale, quand est envisagé, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le principe d’une Société des Nations chargée de régler selon un droit international les différends entre les États en bannissant la guerre. Le discours de Woodrow Wilson sur le droit des nations à l’autodétermination est salué dans le monde entier avec sympathie et surtout espoir, notamment par les Chinois Sun Yat-sen et Mao Zedong, le Vietnamien Ho chi Min, le nationaliste égyptien Saad Zaghloul, le gouvernement japonais, et beaucoup d’autres. Saad Zaghloul, fin lettré et parfaitement francophone comme beaucoup d’intellectuels égyptiens depuis les réformes modernistes menées par Mehmet Ali (1769-1849), enthousiasmé par le discours de W. Wilson, profite d’une période de détention en prison pour perfectionner son anglais en vue d’une entrevue avec le président américain sur l’indépendance de l’Égypte, alors protectorat anglais. Sa demande n’aura jamais de suite et il sera catastrophé d’apprendre que les États-Unis soutiennent le maintien du protectorat britannique en Égypte. Ho Chi Ming, alors en France, rédigea un texte, Revendications du peuple annamite, qu’il remit au siège des principales délégations, mais qui resta sans réponse ; en réaction, il se mit du jour au lendemain au service du Komintern qui l’expédia en Chine auprès de Borodine.
Pourquoi ce malentendu ? La réponse d’Amin Maalouf est sans appel. Dans l’esprit de Woodrow Wilson, comme dans celui de ses contemporains, l’autodétermination ne pouvait concerner que les nations occidentales, considérées comme civilisées et donc seules capables de se gouverner elles-mêmes. Il n’était, en outre, pas question de renoncer aux avantages économiques et politiques (la puissance !) que conféreraient la domination et l’exploitation de vastes territoires en Asie et en Afrique. Aux États-Unis même, Woodrow Wilson contribua à mettre en place et à organiser la ségrégation raciale et fit la promotion, dans le salon de la Maison-Blanche, de l’insupportable film de Griffith, The Birth of a nation, qui défend la thèse que les États-Unis ne peuvent, après la Guerre civile, se fonder comme nation que sur la réconciliation du Sud — les Confédérés — et du Nord — les Unionistes — qui passe par la mise à l’écart des Noirs de l’espace public, autrement dit la ségrégation. Le film s’achève significativement par une apologie du Ku Klux Klan. Et quand le Japon demanda en 1919 l’adoption de la « clause de l’égalité », à savoir celle entre les Blancs et les hommes de couleur — seulement entre les membres de la Société des Nations — il n’obtint pas gain de cause, mais reçut comme compensation du soutien qu’il avait apporté aux Alliés le protectorat allemand de Tsingtao, aux dépens bien sûr de la Chine qui garda une rancune tenace à l’égard des Occidentaux et du Japon. Cette décision encouragea le Japon à s’engager dans une politique expansionniste et coloniale. On pourrait ajouter, parce que Amin Maalouf n’en parle pas, les Accords secrets Sykes-Picot de 1916 qui se firent sur le dos des Arabes, au mépris de la promesse faite au Chériff Hussein, porte-parole de la Nation arabe, de la création d’un État arabe en échange de leur aide dans la lutte contre l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne, mais qui avaient comme but caché le partage du Moyen-Orient entre les Britanniques et les Français. Le partage, une fois la guerre terminée, devint effectif et fut avalisé par la Société des Nations qui leur accorda des mandats pour conduire à l’indépendance les peuples du Moyen-Orient « non encore capables de se diriger eux-mêmes » (sic).
Comment ne pas comprendre le sentiment de haine qui a nourri chez les peuples orientaux une volonté d’en découdre avec les pays occidentaux pendant la quasi-totalité du XXe siècle ? La Guerre froide s’est terminée par la victoire de l’Occident : l’URSS s’est effondrée le 25 décembre 1991, laissant Cuba, fer de lance et symbole de la lutte contre l’« impérialisme » occidental, sans soutien économique et politique ; la Chine a choisi la voie de la modernisation économique, une manière de s’occidentaliser, depuis le tournant qu’elle a pris en octobre 1978 marqué par l’événement que fut la visite de Deng Xiaoping au Japon. Elle se donne aujourd’hui pour ambition de devenir avant le milieu du siècle la première puissance économique mondiale en se présentant en rivale des États-Unis. Elle accompagne sa prospérité économique d’un modèle politique concurrent de celui de l’Occident et ouvre un nouvel affrontement planétaire qui rappelle la Guerre froide. Notons cependant, avec l’auteur, que la bataille se joue désormais à front renversé, car alors que l’Occident a représenté pendant des décennies le camp du progrès, il est aujourd’hui perçu et caricaturé par ses détracteurs comme celui de la décadence, de la dissolution des valeurs dans un individualisme délétère, un individualisme qui englobe les droits de l’homme et la démocratie. Faut-il craindre une réitération des égarements tragiques qu’a connus l’humanité moderne ? Peut-on espérer une sortie heureuse du labyrinthe ? À ces questions, Amin Maalouf répond : « Il n’est pas inutile de méditer sur ces tragiques égarements si l’on veut éviter de retomber constamment dans les mêmes travers. N’est-ce pas à cela, plus qu’à toute autre chose, que devrait nous servir la connaissance du passé ? »
Si des rencontres ont été manquées, notamment celle qui aurait pu avoir lieu à la fin de la Première Guerre mondiale, ces ratages ne nous apparaissent comme tels que parce que nous avons conscience que des voies alternatives étaient possibles et donc que rien n’était joué d’avance, que l’avenir n’était pas déjà inscrit dans le passé, qu’il est toujours ouvert. Le livre se termine par ces mots : « Il n’est pas trop tard. Nous avons parfaitement les moyens de sortir de ce “labyrinthe”. Encore faut-il commencer par admettre que nous nous sommes égarés ». Il faut d’abord renoncer à la volonté hégémonique, à l’arrogance et à la certitude d’être les seuls tenants de la vérité, et, pour cela, savoir se mettre à la place de l’autre, non pas pour renoncer à soi-même, mais pour s’enrichir de ce qu’il peut y voir de bon dans l’autre. On rétorquera que cela dépend de la bonne volonté des uns et des autres et que l’on sait qu’elle n’est pas toujours au rendez-vous. Mais il se peut aussi que l’humanité se trouve dès maintenant placée devant des défis, dont le dérèglement climatique n’est pas l’un des moindres, qui ne pourront être relevés, qu’elle le veuille ou non, sans le concours de toutes ses composantes.