
Voilà un livre imposant avec ses 631 pages faites pour décourager un lecteur, même bienveillant. Commençons par le rassurer. Malgré son poids, il se lit facilement et une fois sa lecture engagée, on l’arrête difficilement. On y voyage beaucoup, dans l’espace, surtout en Sibérie, mais aussi en Amazonie, en Afrique et en Europe, même dans quelques régions françaises, ainsi que dans le temps, sautant des sociétés paléolithiques aux États modernes. On nous relate des événements-chocs, parfois vécus par l’auteur, comme le jour où, perdu dans l’épais brouillard de la steppe sibérienne, il dut son salut à la confiance qu’il mit dans son renne qui le ramena au campement. On se laisse bercer par des récits mythologiques, qu’on ne nous invite pas à prendre à la lettre, mais à écouter avec le plus grand sérieux, puisqu’ils nous disent quelque chose d’important au sujet des rapports de l’homme et du monde, car « Il n’y a pas d’antinomie ontologique entre la mythologie et les sciences de la vie ». Cette citation révèle une l’ambition : rénover dans un même mouvement, une anthropologie, une cosmologie et une ontologie. Pour ce faire, l’auteur se place dans les traces de deux importants auteurs qui restent des références assumées : Philippe Descola et Bruno Latour. Toujours pour rassurer le lecteur bienveillant que les mots cosmologie et ontologie pourraient effaroucher, disons, plus clairement, que les rapports que les humains (les animaux humains) entretiennent avec la nature sont au centre des réflexions menées par l’auteur, à condition de donner au mot nature un sens suffisamment large pour englober la totalité des existants des règnes minéral, végétal, et animal, ce qui inclut l’homme lui-même.
Le livre se veut polémique, il prend en grippe deux conceptions modernes, qui bien qu’elles connaissent un reflux sont encore dominantes. Il attaque en premier lieu les théories structuralistes qui font reposer la culture sur l’entrée des humains dans un ordre symbolique en rupture avec la nature, ce qui leur permet de placer nature et culture sur deux plans dissociés, ontologiquement distincts. C’est ainsi que pour Claude Lévi-Strauss l’exogamie, corollaire de la prohibition de l’inceste, fait entrer les humains dans des relations d’échanges réglés, ou systèmes de parenté, qui n’ont plus rien de naturel, mais sont artificiels et culturels. Il s’en prend en second lieu aux théories évolutionnistes qui font passer l’humanité, sous les auspices des thuriféraires du progrès appréhendé comme un processus continu, homogène et nécessaire, du stade de la sauvagerie (le paléolithique), à celui de la barbarie (le néolithique) puis à celui de la civilisation (l’urbain) et enfin de la modernité économique et étatique. Dans les deux cas de figure, la structurale et l’évolutionniste, l’être humain est compris comme détaché ou devant être détaché de sa dépendance, perçue négativement, de la nature ; il peut et même doit être conçu comme le seul véritable agent, ou sujet, créateur de lui-même, qui se détache progressivement, mais sûrement de sa primitive soumission à une nature qu’il subit tant qu’il reste enfermé dans le stade primitif des sociétés de chasseurs-cueilleurs.
Charles Stépanoff dénonce à l’origine de cette vision un ethnocentrisme et plus précisément un européocentrisme qu’il s’efforce de déconstruire, preuves factuelles et ethnographiques à l’appui. Il substitue à ce paradigme ethnocentré un paradigme socio-écologique qui situe les humains dans des réseaux de multiples relations avec les « sujets » ou « agents » naturels qui l’entourent, ce qu’il appelle une « pluri-agentivité ». Ce faisant, il inaugure une heuristique originale qui commence par une distinction entre les « réseaux denses » et les « réseaux étalés » qui remplace celle à laquelle nous sommes habitués entre l’homme naturel encore sauvage, passivement soumis aux contraintes naturelles, et l’homme civilisé, devenu un sujet actif, autonome, potentiellement dominateur de la nature. Le « dense », fait de multiples relations que les humains tissent avec des êtres naturels qui leur sont à la fois tout autres, situés « au-delà de l’humain », et très proches, car pensés comme des sujets à leur instar, introduit un point de vue holiste sur des complexes socio-environnementaux, alors que le « relâché » reste partiel en coupant les hommes de leur environnement et, comme nous l’expérimentons dans nos sociétés modernes européennes, en limitant leurs relations devenues strictement intrahumaines aux d’échanges économiques par la médiation d’un marché qui a besoin de l’autorité d’un État pour fonctionner. Le réseau dense est localisé, fait de multiples attachements à la nature, alors que l’étalé est « hors sol », détaché, sans enracinement dans l’environnement naturel. Revenons à notre citation : « Il n’y a pas d’antinomie ontologique entre la mythologie et les sciences de la vie et (…) toutes deux peuvent aider l’anthropologie à remettre en cause ses modèles anthropocentrés et à adopter de nouvelles perspectives holistes en prenant au sérieux le rôle des agentivités non humaines dans la construction des socio-écosystèmes » (p. 247). On ne peut séparer les humains et leur organisation de leurs systèmes complexes d’attachements au milieu naturel et c’est à l’aide de ce nouveau paradigme que C. Stépanoff invite ses lecteurs à relire l’aventure humaine.
Commençons par le commencement, anthropologique comme il se doit. C. Stépanoff décrit l’être humain comme un « prédateur-empathique », ce qu’il fut et est encore dans les sociétés de cueilleurs-chasseurs. Qu’est-ce à dire ? Les hommes comme chasseurs, mais aussi comme cueilleurs, ont la capacité de se mettre à la place des êtres qu’ils chassent ou qu’ils prélèvent, d’établir avec eux une relation intersubjective, et, par ce biais, d’appréhender leur « monde propre ». Cette faculté, une « intelligence écologique », fut un grand avantage évolutif pour l’être humain, car elle lui permit de piéger et d’attraper ses proies mieux que peuvent le faire ses concurrents, naturellement autrement mieux équipés que lui ; elle fit de lui, être vulnérable, le plus grand prédateur qui ait jamais existé sur la planète Terre. Un interdit, que les enquêtes ethnographiques ont fait connaître, accompagne cette faculté : le chasseur ne peut manger l’animal qu’il a tué, car la relation qu’il a établie avec lui en fait un être trop proche pour que sa consommation ne soit pas perçue comme un acte de cannibalisme. Il ne lui reste qu’à offrir sa victime à ses proches, ce qui explique, avec la cuisson qui établit une distance entre la capture et la consommation, une autre caractéristique proprement humaine, le partage de la nourriture. Enfin, dernier trait humain, l’homme est le seul être qui pratique « l’éducation partagée », les femelles humaines n’hésitant pas à confier leur progéniture à des proches, contrairement à ce qui se passe chez les autres animaux. L’auteur saura tirer, comme nous le verrons plus tard, toutes les conséquences de ce fait. Cette trilogie en tête, nous pouvons nous engager dans ses traces.
Il souligne qu’une dualité, porteuse d’une tension, est à l’œuvre dans les rapports que ces prédateurs empathiques entretiennent avec leur environnement. Ils sont chasseurs et cueilleurs parce qu’ils doivent d’abord tout simplement vivre et parfois survivre, ce qui implique qu’ils prélèvent dans leur environnement ce dont ils ont besoin à leur seul profit et établissent une relation unilatérale, objectivante, avec les êtres naturels. Ce rapport, appelé « métabolique », entre en tension avec la relation empathique, émotionnelle, qu’ils entretiennent aussi avec les êtres naturels. Toute culture est ainsi contrainte de résoudre à sa manière cette antinomie et, au fil de notre lecture, nous apprenons que plusieurs solutions ont été trouvées. Soit dans une division genrée, donc encore naturelle, de la société ; les hommes se consacrent à la fonction métabolique, chassent, tuent et versent le sang, pendant que les femmes, sur qui pèse le tabou du sang répandu en contrepartie du sang menstruel qu’elles versent, se vouent à la reproduction de la vie et aux soins du foyer, et se font les gardiennes des esprits domestiques. Soit, encore, dans une répartition sociale et aristocratique des tâches entre classes sociales ; les esclaves, hommes du commun ou travailleurs transforment la nature en luttant contre elle pour lui faire produire ce dont la société a besoin, pendant que les « maîtres » se consacrent aux fonctions sacrées, religieuses, empathiques avec le monde. Soit, enfin, en refoulant le rapport empathique à l’environnement au profit du seul rapport métabolique dans une société devenue productiviste et extractiviste, placée sous le pouvoir tutélaire d’un État qui entend éliminer l’antinomie en sacralisant la fonction métabolique à son profit et en rationalisant et dévalorisant la relation empathique. Notons, premièrement, que pour l’auteur, les trois modèles ne sont pas tranchés, qu’existent des mixtes, des sociétés hybrides, et qu’il n’y a pas de passage obligé de l’un à l’autre. Il récuse l’idée d’une causalité unique à l’œuvre dans une histoire pensée comme rectiligne, une et orientée. Il admet qu’existe, entre les modèles socio-écologiques et leur reprise par la culture, une grande marge d’indétermination, et donc de liberté et d’inventivité, que manifeste la diversité sociale irréductible. Cette indétermination laisse libre cours à l’imagination et aux imaginaires, que l’on retrouve dans les récits mythiques qui tiennent une place importante pour définir et ordonner les rapports des humains à leur monde et que nous, modernes, avons tendance à négliger ou à reléguer dans les aberrations de l’esprit, au profit du seul discours rationnel. Notons deuxièmement, que C. Stépanoff passe en revue une série d’hypothèses sur l’apparition de l’État, dont celle qui le fait remonter à l’invention de l’agriculture, qu’il récuse avant d’avancer la sienne : le recueillement dans une seule personne (qui peut être morale, au sens juridique du terme) des deux fonctions métabolique et empathique par l’absorption de la seconde par la première.
« Prédateur empathique », l’homme considère les animaux comme des sujets doués comme lui d’un esprit. Cela exclut la domestication, que l’auteur se fait fort de reconsidérer sur nouveaux frais, puisqu’elle est généralement considérée comme le marqueur du décollage civilisationnel de l’humanité, mais rend possible l’apprivoisement. Apprivoisés, c’est-à-dire capturés dans la nature, souvent à l’état de bébés, parfois nourris au sein par les femmes qui les considèrent comme leurs enfants, les animaux sont intégrés dans la communauté et placés dans une relation de domination, de dépendance des hommes. Ce n’est pas que les chasseurs-cueilleurs ignorent toute forme de domestication, mais celle-ci se distingue tant de celle que nous connaissons et que nous érigeons en marqueur du néolithique, première étape vers une émancipation des contraintes naturelles dans la vision anthropocentrée et eurocentrée, qu’il vaut mieux réserver l’usage du terme à nos sociétés modernes. Comme l’attestent les enquêtes ethnographiques documentées auprès de communautés de chasseurs-cueilleurs, notamment en Sibérie, mais aussi sous d’autres cieux, les animaux « domestiqués » conservent leur autonomie, ne sont pas enclos, mais divaguent, circulent librement, se nourrissent eux-mêmes et peuvent s’accoupler avec leurs congénères restés à l’état sauvage. Ils ne sont pas soumis à une reproduction contrôlée qui est le propre d’une domestication accomplie et ne sont pas non plus destinés à être systématiquement mangés, la chasse et la cueillette restant les moyens essentiels de subsistance. Dans ce cas de figure, la frontière entre le « domestique » et le « sauvage » reste floue, poreuse, contrairement au partage que nous connaissons.
Reste un problème. Comment conserver et mener de tels regroupements d’animaux sans qu’ils se dispersent au cours des migrations que ces peuples nomades accomplissent régulièrement ? En encourageant au sein du groupe animal des relations similaires à la sociabilité humaine : le groupe est composé des « meneuses », soit de femelles qui ont été apprivoisées et sont réceptives à l’appel des hommes ; à leur côté se trouvent des mâles reproducteurs ; se joignent à eux, des animaux identifiés par les humains par quelques traits remarquables qui les rendent capables de communiquer avec les esprits, comme le font les chamans. Finalement, contrairement à ce que nous connaissons, les animaux rendus solidaires par leur organisation autonome et leur intelligence de groupe ne sont pas guidés par les humains ; ceux-ci les suivent plus qu’ils ne les mènent au cours de leurs migrations pluriannuelles, leurs motivations se conjuguant avec celles des animaux, ce qui donne lieu à un « apprentissage réciproque » ou encore à une « domestication réciproque », en tout cas, à « une relation spécifique inter-espèce ». Nous pouvons parler d’un attachement symétrique. Bien qu’il soit tentant d’interpréter cette forme d’association des hommes et des animaux comme une proto-domestication, il faut y décrypter tout autre chose : « une culture inter-espèce hybridée originale ». Dans la perspective de cette ontologie « animiste », le bétail n’est pas séparé ontologiquement du monde sauvage, sa reproduction est laissée aux accouplements avec les animaux sauvages, ce qui a l’avantage de préserver une diversité génétique. Ces animaux ont la possibilité de constituer un « monde propre » que les humains ne peuvent maîtriser totalement. Ils forment un intermédiaire ontologique entre la nature sauvage et le monde humain.
Mais puisque tous les êtres existants peuvent entrer dans une relation intersubjective avec les humains, la nature est peuplée d’esprits avec qui il faut compter, qu’il faut même amadouer, car leur aide est indispensable à la réussite des entreprises humaines, notamment au moment de la chasse. Une remarque qui offre à C. Stépanoff l’occasion de proposer quelques réflexions sur l’origine du sentiment religieux qu’il refuse d’interpréter comme une projection, hallucinée dans l’au-delà, du pouvoir des humains qui s’impose à eux, voire se retourne, par un effet boomerang, contre eux. Une telle interprétation, qu’on retrouve chez des auteurs comme Feuerbach, Marx et Durkheim, revient toujours à nier le caractère absolu de l’altérité sacralisée. Pour comprendre l’émotion religieuse, il faut au contraire maintenir l’impression d’altérité totale induite par le sentiment d’impuissance qu’éprouvent les hommes devant l’« immaîtrisable » et qui suscite chez eux le besoin de s’associer aux êtres étrangers pour espérer réussir dans leurs entreprises, car la prise de l’animal chassé ne dépend pas que du chasseur, mais aussi de la proie qui peut collaborer ou non avec lui, de même que la croissance de la plante dépend des forces telluriques. Ces êtres sont dans une position d’altérité, tout en nous ménageant une forme de proximité, car nous avons l’esprit en partage et nous pouvons établir avec eux une communication intersubjective. Comment communiquer avec eux ? Le langage ordinaire, à la mesure des hommes du fait de sa finalité utilitaire, nous laisse bien démunis. Il faut recourir à un infra-langage que l’auteur appelle « analogique », puisqu’il rétablit une ressemblance (comme les onomatopées) entre les mots, ou plutôt les sons, et ce qu’ils servent à désigner ; ce langage se distingue du langage « digital », ordinaire, pour lequel le lien entre les signes et le sens est arbitraire. Les cris ou huchements des bergers, mais aussi les chants dans lesquels le rythme, la mélodie et la tonalité importent plus que le sens des paroles, voire la musique seule, offrent des exemples d’une « polyglossie » analogique qui vise à restituer un rapport immédiat au monde. C’est par de tels chants et musiques appropriés que les chamans enchantent les esprits et les apprivoisent. Où les humains auraient-ils eu connaissance de la possibilité de ce langage ? La réponse est à chercher dans une des particularités biologiques, déjà signalée, des animaux humains : le bébé humain, du fait de la néoténie, a la particularité d’être longtemps très différent, plus que ne le sont les bébés des autres espèces, de l’état adulte ; ils sont eux aussi à la fois des étrangers et dans une grande proximité, manifestant une altérité qu’il faut résorber, ce qui est la fonction du langage enfantin, empruntant à la gamme des langages analogiques, qu’adoptent les parents pour s’adresser à eux, ou encore des berceuses qu’ils chantent pour eux. « Les chants agissent sur les animaux à la manière des berceuses sur les bébés ». On ne peut qu’être surpris par l’audace d’une telle comparaison, fondée selon l’auteur sur des connaissances psychologiques, qu’il développe peu.
Ce n’est qu’arrivé au mitan de l’ouvrage que l’on découvre, mais ce n’est plus une grosse surprise, son véritable sujet : l’origine de la domestication. Le sujet est plus important qu’il n’y paraît, car derrière cette question se profile une interprétation de l’histoire de l’humanité qui nous a été inculquée : la domestication des animaux, et des plantes, seraient le moment crucial, nommé néolithique (la Révolution agricole, la sédentarisation et l’organisation urbaine) et caractérisé par le passage de la sauvagerie (de sylva, « forêt ») à la civilisation ( de civitas, « ensemble des citoyens formant une cité »), puis à l’organisation étatique. Ce récit, une « romantisation » de l’humanité, selon l’auteur, est le résultat d’une « projection moderne », d’une illusion rétrospective, d’une reconstruction théorique à partir d’événements européens bien datés et dont la proximité nous a rendus aveugles, comme l’arbre cache la forêt, à la fois à notre propre histoire et à celle des sociétés qui nous ont précédés. Bref, elle n’est rien de moins que le mythe de la modernité qu’il faut dézinguer pour mieux comprendre ce qui se joue à travers lui et nous faire sortir de la caverne où nous sommes enfermés comme les prisonniers dans la fameuse allégorie de Platon.
Il faut en effet attendre les XVII et XVIIIe siècle pour que l’on puisse parler d’une domestication au sens plein que le mot a acquis dans la modernité (tout européenne). En effet, c’est en Angleterre que le désir de fabriquer une race pure de chevaux, via des hommes, notamment Lord Cavendish, qui mirent en pratique une sélection drastique et orientée de chevaux pour obtenir une race pure par sélection à partir d’étalons espagnols. Le procédé suppose que l’on accouple le père avec la fille, c’est-à-dire que l’on transgresse le tabou de l’inceste, geste que l’on put minimiser en avançant, sous une forme savante appropriée, que la prohibition de l’inceste était le propre de l’humanité, établissant ainsi une frontière biologique étanche entre les humains et les animaux. Le fait, qui intéressa vite les autorités politiques soucieuses de prospérité économique, put servir d’exemple pour d’autres animaux, les moutons, les vaches, qui ne sont plus considérés comme des sujets, mais comme des objets à façonner en vue d’une finalité humaine (la production d’une belle laine, d’un bon lait, d’une abondante et riche viande de boucherie). C’est ainsi qu’en France naîtront au cours des XVIIe et XVIIIe siècles l’école vétérinaire d’Alfort et l’école des bergers de Rambouillet qui existent toujours. Bien entendu, cette sélection orientée exige que les animaux ne divaguent plus, restent enclos dans la domus (« domestique », qui appartient à la « maison ») ou sous la surveillance permanente de bergers attentifs à leurs bons comportements alimentaires et reproductifs, et soient strictement séparés de la nature. Le rapport entre le berger et son troupeau, d’abord symétrique, est devenu asymétrique. Ces manipulations, limitées à leurs tout débuts à des considérations pratiques, furent ensuite reconsidérées théoriquement par des savants de l’envergure de Buffon, Daubenton, Lamarck et finalement Darwin : ils y trouvèrent suffisamment de grain à moudre pour façonner une conception évolutionniste des êtres naturels. Gardons en mémoire que Darwin trouva son inspiration première dans les pratiques sélectives des éleveurs, même s’il sut manéger une place pour une part de hasard (les variations génétiques et les mutations) dans le processus naturel. Reste qu’une rupture, une « rupture cosmologique », fondatrice de la modernité, est accomplie ; le lien de l’humanité avec l’écosystème est rompu au profit d’une vision réductrice, strictement humaine et utilitaire. Tout est prêt pour que la fonction empathique soit dissoute dans la fonction métabolique, devenant seule dominante après avoir absorbé toutefois à son seul profit la sacralité de la première. L’État moderne, rationnel, pourra se déployer.
La conclusion s’impose : la domestication, au sens plein du terme, des animaux comme des plantes, est un phénomène récent et limité à ses débuts à une partie de l’espace européen. Les peuples non européens, et même les paysans européens jusqu’au XIXe siècle et, dans certaines régions, jusqu’au milieu du XXe siècle, ont continué de laisser leurs bêtes paître librement dans des terrains communaux ou, dans les montagnes, sur les estives, sans imposer aux animaux une sélection orientée, évitant la perte drastique de la diversité génétique. Loin d’être un phénomène global, la domestication est restée régionale et datée. Ce n’est que par une forme d’extrapolation et d’illusion rétrospective qu’on a pu l’ériger en modèle explicatif englobant l’histoire de l’humanité.
L’expérience après la Révolution de 17 de la soviétisation forcée des peuples nomades de la Sibérie, au nom de la modernité, du progrès et de la rationalité, offre à l’auteur et à ses lecteurs une expérience grandeur nature (c’est le cas de le dire) pour comprendre ce qui distingue l’ontologie animiste, caractérisée par la pluri-agentivité humains-animaux dans une relation inter-espèce, et la domestication au sens moderne. Cette dernière fait de l’homme le seul agent imposant ses règles aux animaux pour l’alimentation, le choix des pâturages, la reproduction, désormais dirigée et orientée en vue d’une rentabilité accrue, l’abattage industriel. L’animal n’est plus un alter ego, doté d’une subjectivité, il devient un objet, un produit de consommation. L’autonomie animale a disparu au profit d’une soumission à l’homme. Mais l’exemple de la soviétisation imposée montre aussi les capacités de résilience des formes prémodernes de rapports avec la nature. Dès la chute de l’URSS, les autochtones sibériens qui avaient su maintenir en cachette une part de leur troupeau et surtout préserver leurs savoirs ancestraux ont retrouvé leurs coutumes et modes de vie. De même, l’auteur trouve tout au long de l’histoire européenne la subsistance de liens affectifs, empathiques, des populations avec leur environnement naturel — la fête des rogations, la bûche de Noël, les rites agricoles propitiatoires, les croyances paysannes ancestrales qui recoupent des mythes antiques et de cultures extraeuropéennes — tout au long de l’histoire européenne moderne. Peut-il finalement reprendre à son compte le titre du livre éponyme de Bruno Latour : « nous n’avons jamais été modernes » ? La modernité n’est peut-être pas aussi profondément ancrée dans les mentalités qu’elle le paraît au point de craindre que ne disparaisse totalement le rapport empathique des humains à leur environnement.
On aimerait le croire, malgré ce qu’il nous donne à voir par ailleurs de la modernité qui, entraînant dans son sillage le triomphe du modèle économico-étatique du marché fondé sur une relation métabolique, unilatérale et asymétrique avec notre environnement, accomplissant une domestication, marquée par l’extractivisme, le productivisme et la croissance indéfinie, sans freins de la nature et de l’homme lui-même (le transhumanisme, les manipulations génétiques), ne laissait craindre un refoulement définitif du lien empathique que l’humanité entretenait avec la nature. Faut-il alors se résoudre à compter sur l’effondrement, prévisible, du modèle exclusivement métabolique et étatique, humain trop humain, pour que renaisse de ses cendres le lien empathique refoulé et que se manifeste une résilience de l’humanité à l’instar de ce qui s’est passé pour les peuples sibériens ? L’auteur nous laisse seuls pour méditer et trouver une réponse à cette question.
Charles STÉPANOFF, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, La Découverte, 2024, 631 pages.
Francis FOREAUX
