
Comment se révolter ? Patrick Boucheron, Bayard, 2024 (2016 pour la première édition), 88 pages
Le livre est petit et ne paiera pas de mine dans une bibliothèque, où, après avoir été soigneusement rangé entre deux forts volumes, il risque vite de passer inaperçu et d’être oublié. Court, il ne demande pas beaucoup de temps pour être lu, mais une fois terminé, il laisse le lecteur méditer, car comme on dit d’un bon vin qu’il est long en bouche, il est long en tête, osons le mot.
Il est la reprise d’une conférence donnée en 2016 devant un public de collégiens, ce qui explique un style dégagé de toute lourdeur érudite, fait pour atteindre directement les esprits et faire mouche. Mais tous autant que nous sommes, adultes — disons anciens jeunes — comme encore jeunes, nous pouvons y trouver notre bien. On y parle de révolte, ce qui est un bon sujet pour le public auquel s’adresse le livre, car la révolte est naturelle chez les adolescents qui ont besoin de s’opposer à la génération précédente pour se découvrir et s’affirmer. Mais ce n’est encore là qu’un fait psychologique générationnel et, tant qu’on en reste à cet aspect, on ne donne pas de signification à ce geste de révolte et ce que l’auteur veut faire, en répondant à la question : « comment se révolter ? » pourrait être perçu comme l’outrecuidance d’un adulte donneur de conseils, voire de leçons. Il en va tout autrement, car derrière cette question, l’auteur ne propose même pas une leçon d’histoire, mais, plus fondamentalement, une réflexion sur le métier d’historien et sur son objet, l’histoire, qu’il refuse d’appeler l’ « Histoire » avec une « grande hache » , reprenant à son compte le mot de Raymond Queneau .
En médiéviste accompli, il convoque des révoltés célèbres du Moyen-âge, à savoir Ivanhoé et Robin des bois, le premier, un personnage fictif, le second un personnage ayant probablement existé, mais, comme nous le verrons, la différence entre la fiction et la réalité est parfois ténue. Ils partagent une même révolte contre le père et ont en commun de s’être retirés du monde et d’avoir choisi la solitude, ce qui, dans un monde fortement hiérarchisé, tissé de solides solidarités et de liens stricts de dépendance entre hommes, revient à se marginaliser. C’est ce trait, insolite dans ce monde fait de solidarité, qui incite à jeter un doute sur leur réalité et à mesurer à quel point réalité et fiction font bon ménage. Leur commune rébellion contre l’autorité, celle du père, n’est pas pour déplaire à de jeunes esprits, mais elle a cependant des limites, précise P. Boucheron, car s’ils s’en prennent aux abus, qu’ils combattent, c’est pour mieux valoriser un père idéalisé. Ce sont sans doute des nobles, rompus avec le maniement des armes. Robin des bois lutte contre les prélèvements qui appauvrissent les pauvres, il dépouille les riches pour distribuer ses larcins aux plus démunis ; il mène, dirions-nous, une politique de redistribution fiscale et réclame un ordre plus juste, mais sans doute garanti par un bon roi, qu’il appelle de ses vœux. Rien donc de très subversif dans le commun comportement de nos héros ; il faut en rabattre sur la portée leur révolte.
Cela dit, l’auteur est conscient qu’il court le risque de décevoir son jeune public qui, formé dans un monde moins vertueux que ne l’était le Moyen-âge, s’attend à ce qu’on lui parle de révoltes populaires, de soulèvements de masse et d’émeutes. Pour dégonfler cette déception et rassurer, il fait un détour pour en venir au cœur de son propos : le métier d’historien.
L’historien construit son récit sur des sources qui sont aussi des mots, donc déjà des récits qui racontent à leur manière une histoire. Arrêtons-nous sur la plurivocité du mot : pris subjectivement, il désigne le récit que l’on raconte et, pris objectivement, les événements qui ont réellement eu lieu, mais comme ces derniers ne sont plus, n’existent plus, ils ne retrouvent une présence qu’à travers un récit qui est, cette fois-ci, celui de l’historien professionnel. Ce dernier étudie des documents, il les lit au ras des « hérissements des mots ». Or ces documents ont été écrits par les vainqueurs, et dans leurs récits il n’est jamais question des vaincus, du « bas peuple ». Ce n’est pas que ce dernier soit totalement absent, mais les mots utilisés pour qualifier ses « gestes » servent surtout à le disqualifier. On l’animalise, ce qui se rencontre encore aujourd’hui : c’est ainsi qu’il grogne — comme les porcs, qu’il fomente des émeutes — ce qui le rapproche des meutes de chiens — , et qu’il est mu par les passions les plus basses. Pour appréhender ce qui ressemble à ce que nous mettons sous le mot « révolte », il faut , partant, que l’historien fasse un gros travail critique, qu’il apprenne à lire entre les lignes, à interpréter les récits. Et il lui faut d’abord se mettre au clair sur le vocabulaire, s’entendre sur le sens, ou plutôt les sens du mot révolte, car il est plurivoque, savoir distinguer la sédition (crime contre la sûreté de l’État), la conjuration (rendue publique par un serment : les conjurés « jurent ensemble »), la conspiration (toujours secrète). Il n’y a donc pas une révolte, mais des révoltes.
Autre remarque qu’il faut garder à l’esprit, une révolte est toujours un événement imprévisible. Elle est un événement, au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’elle advient, qu’elle survient au moment où on s’y attend le moins. Elle surgit, éclate, et prend de court. Que l’on songe aux Printemps arabes qui sont survenus au moment où on s’y attendait le moins. Certes il est toujours rétrospectivement possible de lui trouver des causes, mais la causalité unique, nécessairement et totalement déterminante, est une illusion, car ce travail rétrospectif — celui de l’historien professionnel — reste hypothétique. Et, ce qui complique encore les choses, les événements-révoltes donnent des résultats inattendus qui déjouent les attentes et démentent les prédictions. Qui aurait pu prévoir en 1917 que la révolution bolchevique donnerait naissance à l’État stalinien ? Qui aurait pu prédire que les Printemps arabes se termineraient de façon aussi catastrophique en renforçant des pouvoirs autoritaires.
Si elle ne peut être expliquée de façon certaine et univoque, la révolte peut être décrite. Elle commence par une rumeur ; elle prend la forme d’un discours, souvent construit par un personnage ou quelques personnages qui deviennent des leaders ; elle se transforme en lutte commune — un groupe de solidarité — ; elle fait sécession, elle désobéit en occupant l’espace public.
Ces considérations méthodologiques faites, l’auteur peut passer à son objet : l’histoire. En écartant la geste des héros (Ivanhoé, Robin des bois, mais ils ne sont pas les seuls), il s’agit de rejeter deux idées préconçues. Premièrement que l’histoire aurait un Sens qu’incarneraient des personnages d’exception, grands homme ou hommes providentiels, dans lesquels les petites gens s’identifieraient, ce qui revient à les dépouiller de leur capacité d’agir. Deuxièmement que l’histoire aurait un terme, un but ultime, et prévisible car correspondant à ce que ces grands personnages providentiels ont voulu. Si l’on s’en tient aux faits historiques, il en va tout autrement : l’histoire se fait, précise P. Boucherons, « au ras des pâquerettes », c’est-à-dire des documents et des archives, dans lesquels les historiens de profession mettent leur nez, et qui révèlent qu’en réalité tout se passe par des failles, souvent par les actions de multiples petites mains et de multiples petites têtes anonymes, généralement invisibles. Exit les grands de ce monde. Et rien n’est prévisible ; il n’y a ni déterminisme, ni fatalité, ni providence. Tout aurait pu être autre qu’il a été et qu’il est, ce qui est loin d’être désolant, bien au contraire, car cela revient à reconnaître qu’il y a une place pour l’initiative ou encore pour la liberté et pour l’action. Il faut donc se méfier des soi-disant réalistes qui pontifient du haut de leur chaire et proclament qu’il faut accepter le monde comme il va, à savoir la dure réalité (plus dure pour les autres que pour eux) et s’y soumettre. J’ajouterai que quelques-uns de ces réalistes ont fait de leur doctrine un dogme en l’estampillant d’un logo, le fameux TINA, « there is no alternative », ce qui leur offre l’avantage de rejeter a priori et autoritairement toute proposition politique différente de la leur, car selon eux, « il n’y a pas de choix ».
L’histoire, bien comprise, ne saurait servir d’excuse à l’inaction ou de prétexte au renoncement à l’action, sous l’idée fallacieuse d’une prétendue inéluctabilité de ce qui arrive et qui, littéralement, nous tombe dessus. Elle nous fait au contraire prendre conscience que nous sommes partie prenante, à notre échelle, si petite soit-elle, de ce qui advient, ce qui est un rappel à une responsabilité collective. Mais elle met aussi en garde contre l’illusion de l’Histoire (avec sa grande hache), qui, au nom d’une fin prédéterminée et inéluctable, justifierait tous les moyens. Il n’y a pas de « grand soir », d’illumination finale du sens de l’histoire, car, du fait de notre finitude, nous ne pouvons jamais être certains des conséquences de nos actions qui, entremêlées à de multiples autres, nous échappent. L’histoire garde son opacité et c’est bien pourquoi il y a une histoire : se réalise autre chose que ce que les acteurs ont voulu et il s’agit, après coup, une fois que « la chouette de Minerve a pris son vol », de chercher à comprendre pourquoi ce qui est est advenu et non autre chose. Si ne se produisait que ce que les agents humains ont projeté de faire, le métier d’historien n’aurait plus de raison d’être, car son objet se serait évanoui.
Ainsi pouvons-nous nous révolter, car d’autres possibles, qui ont été écartés, auraient pu s’actualiser. Cependant, les plus belles révoltes sont celles qui sont désintéressées — pour la justice —, mais elles ne le sont pas toutes. De même, tous les possibles ne sont, précisément, pas possibles. Il y a des raisons de s’indigner et de se révolter, elles ne manquent pas, mais à condition de ne pas prétendre connaître et maîtriser le sens et le but ultime de l’histoire pour les imposer aux autres, car il ne faut pas perdre de vue notre finitude et garder une distance critique salutaire.
Il est temps de conclure. P. Boucheron, n’a pas cherché à prescrire les raisons de se révolter, ce n’était pas son intention, il ne voulait pas moraliser. Il a écarté la question du pourquoi pour se limiter à celle du comment de la révolte. Puisqu’il faut le mot de la fin, je ne peux que reprendre la phrase qui ouvre son texte : l’histoire est une leçon d’émancipation.

Jean Hélion, Feux de mai, lithographie 1969
