À propos de Jacques de Morgan et de notre patrimoine archéologique

par Bruno Bréart

Lors de sa conférence du 16 octobre 2023 (à paraître), Olivier de Baynast nous a permis de découvrir – ou redécouvrir – le parcours d’une éminente personnalité du XIXe siècle, Jacques de Morgan (1857-1924), qui passa une partie de son enfance dans la Somme, un étonnant personnage que l’on pourrait qualifier d’aristocrate désargenté, aventurier, « antiquaire », puis archéologue.

Une initiative d’autant plus intéressante qu’en parcourant la bibliographie spécialisée régionale, nous pourrions avancer qu’il n’a guère bénéficié de la part des Picards de la même attention que ses contemporains, ceux qui allaient par exemple contribuer à ce que notre région occupe une place tout à fait privilégiée dans l’histoire de la recherche archéologique, tels que Casimir Picard et Jacques Boucher de Perthes, Albert Gaudry et Gabriel de Mortillet, Henri Breuil et Victor Commont, Léon Aufrère et Roger Agache, dont les Picards éclairés, passionnés d’histoire et d’archéologie, retiendront plus souvent le nom.

Jacques de Morgan naît au milieu du XIXe siècle (en 1857 exactement, près de Blois), soit à une époque que nous pourrions reconnaître comme étant une période de transition.

Dans le prolongement du siècle précédent, tout au long de la première moitié du XIXe siècle, « l’archéologie c’est (encore) l’aventure, la gloire parfois » pour certains, grands voyageurs, découvreurs de sites et monuments exceptionnels aux quatre coins du monde, auteurs de récits de voyages et de recueils d’antiquités. C’est encore la constitution de collections d’objets « de valeur » (monnaies, bijoux, véritables œuvres d’art prélevées ou sorties de leur contexte…) qui seront, au mieux, dispersées dans des musées (quand elles ne seront pas perdues).

On confondra pendant longtemps archéologie et histoire de l’art, puis les préoccupations des « antiquaires » (amateurs d’art antique) et des premiers archéologues, soucieux de développer une véritable science qui possèdera ses propres disciplines, ses méthodes et techniques, afin de reconstituer l’histoire de l’humanité.

L’objet archéologique repéré et étudié dans son environnement deviendra l’un des témoins de l’activité humaine, d’une civilisation, d’une pensée sociale…

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Deux exemples régionaux peuvent illustrer la lente évolution des regards portés sur notre patrimoine archéologique. Jadis, terre d’élection des collectionneurs, la Picardie est devenue au milieu du XIXe siècle un véritable terrain de recherches

Auparavant, l’attention des « antiquaires » est attirée, par exemple, par une grande variété de vestiges repérés lors de l’extraction de tourbes ; tourbières que l’on ne tarde pas à dénommer « musées d’antiquités », compte-tenu du nombre d’objets recueillis. Ils serviront à alimenter, pour certains, les cabinets de curiosités ou, pour d’autres, seront reconnus comme étant des témoins d’un « lointain obscur » que l’on attribuait à l’époque indistinctement « aux Gaulois ».

La visite des exploitations de sables et graviers, des briqueteries, livreront d’autres outils de silex comme ces « haches taillées » qui attireront l’attention de chercheurs comme Casimir Picard et bien entendu Boucher de Perthes.

En 1847 (soit 10 ans avant la naissance de Jacques de Morgan), Jacques Boucher de Perthes, après avoir parcouru les exploitations de matériaux alluvionnaires de la Somme publie son premier volume sur Les Antiquités celtiques et antédiluviennes, un ouvrage fondamental où il exposera sa thèse sur la lointaine antiquité de l’espèce humaine.

La récolte d’outils en silex en association avec des restes de faune correspondant à « des espèces d’animaux ou perdues ou éloignées », et surtout leur repérage dans la stratigraphie offerte par les fronts de taille des carrières visitées lui permettront de proposer une datation relative des vestiges découverts ; des antiquités « celtiques » (que l’on requalifiera par la suite comme appartenant à la période néolithique), puis des antiquités « antédiluviennes » (attribuées à la période paléolithique).

Cette thèse sera largement combattue. Mais en 1859, Albert Gaudry, en pratiquant les premières fouilles rigoureuses du gisement préhistorique de Saint-Acheul, apportera sa caution scientifique et signera l’acte de naissance de la préhistoire scientifique.


En 1872, Gabriel de Mortillet proposera d’appeler « acheuléen » l’outillage de pierre taillée comparable à celui trouvé dans les graviers de Saint-Acheul qui deviendra le gisement paléolithique éponyme pour désigner l’une des plus anciennes civilisations préhistoriques, repérée depuis à travers le monde.

Un autre site exceptionnel intéressant cette fois la période romaine : les vestiges de la ville de Vendeuil-Caply (Bratuspantium), dans l’Oise, baptisée de « Pérou des antiquaires », sera dès le XVIe siècle le lieu de rendez-vous des collectionneurs qui, viendront prélever nombre d’objets précieux, médailles, bijoux, grands bronzes, monnaies… bien souvent sans se soucier de leur « valeur scientifique ».

En 1863, Napoléon III visitera le site et initiera des campagnes de recherches qui s’échelonneront tout au long du XXe siècle. Les fouilles archéologiques engagées lors de la seconde moitié de ce siècle seront menées avec la rigueur requise et donneront des publications fondamentales. De nouveaux programmes scientifiques engagés par des équipes de recherches multidisciplinaires seront de nouveau entrepris ces dernières années sur ce site exceptionnel.

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Avec son frère Henri, de 3 ans son aîné, Jacques de Morgan partagera sa passion, héritée de son père, pour les grands voyages et pour l’archéologie.

Comme l’a rappelé le conférencier, on lui attribue la découverte du site préhistorique de « Campigny » qui deviendra le site éponyme du « Campignien ».

En 1868 (il avait alors moins de 12 ans), il découvre en effet avec son frère, à la sortie sud-ouest de Blangy-sur-Bresle, sur une petite colline connue sous le nom de « Campigny », un gisement de surface jonché de milliers de silex taillés.

Ce site intéressera la première génération de préhistoriens parmi lesquels nous pouvons signaler Henri Breuil, alors jeune séminariste (il séjournait au château de Bouillancourt-en-Séry, où il prit goût à l’archéologie en pratiquant ici ses premières fouilles).

Notons, qu’un siècle plus tard, le peu de véritables fouilles archéologiques méthodiques sera longtemps à l’origine de notre méconnaissance de la néolithisation de la Picardie, une évolution qualifiée de « révolution » économique sans précédent. En 1950, la parution d’une étude importante consacrée aux « civilisations campigniennes » par le préhistorien Louis René Nougier témoigne de l’importance de la découverte de ces deux adolescents, promis à de belles carrières… mais sur d’autres continents…

En 1876, à 22 ans, Henri, le frère aîné, choisira le continent américain. Il rassemblera des échantillons géologiques et des objets archéologiques pour le compte de particuliers et de marchands parisiens. En 1878, il fera don de ses collections d’objets provenant de plusieurs états américains au Musée des Antiquités Nationales créé 16 ans plus tôt, en 1862, par Napoléon III.

Il rejoindra en 1887 son frère Jacques qui, après avoir engagé des prospections minéralogiques aux Indes anglaises (1882), en Malaisie (1884) et en Arménie (1886), se consacrera à partir de 1888 essentiellement à l’archéologie. Le conférencier nous retraça le parcours étonnant de ces deux français à l’étranger où ils mèneront plusieurs missions les conduisant dans le Caucase, en Egypte, en Perse… avec, entre autres, le souci d’enrichir plusieurs musées. Ils figureront parmi les principaux donateurs du département d’archéologie au Musée des Antiquités Nationales.

De nombreux hommages lui furent rendus. Nous retiendrons par exemple ceux de Salomon Reinach, directeur de ce Musée au début du XXe siècle (1902 à 1932) qui écrira à son sujet : « Il soulignera combien son souvenir subsistera éternellement dans la mémoire des hommes […] par les richesses archéologiques dont il a doté les Musées nationaux et la Science universelle » ; ou Henry de Lumley, directeur de l’Institut de paléontologie humaine qui écrira en 2007 : « Nous devons à Jacques de Morgan, ingénieur, diplomate, explorateur, archéologue, préhistorien, créateur et organisateur de musées, restaurateur de monuments, une œuvre scientifique considérable et notamment les premiers travaux sur la préhistoire égyptienne. »