Recension : « Derrière la clôture verte. Survivre à Treblinka » 

par Francis Foreaux recension de l’ouvrage de Richard Glazar. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni et Valéry Pratt (professeur en khâgne à Louis-Thuillier). Préface de Michal Hauser-Gans, Actes-Sud, 2023

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

nous te buvons le midi la Mort est un maître venu d’Allemagne

nous te buvons soir et matin nous buvons nous buvons

la Mort est un maître venu d’Allemagne son œil est bleu

Il te touche avec une balle de plomb il touche au but

un homme habite la maison tes cheveux d’or Marguerite

il lâche ses dogues il nous offre une tombe dans les airs

il joue avec les serpents et rêve la Mort est un maître venu d’Allemagne

tes cheveux d’or Marguerite

tes cheveux de cendre Sulamite

(Paul Celan, La Fugue de la mort, traduction de Pierre Garnier)

« Treblinka — pour les gens de l’extérieur, dans la vie, ça peut sonner comme un nom sympathique » (p. 66) 

Richard Glazar (1920-1997) est l’un des rares survivants de Treblinka, l’un des 3 camps d’extermination construits en Pologne dans le cadre de l’opération Reinhard qui avait pour finalité de rendre la Pologne Judenrein, « purifiée des Juifs ». À ce titre, il fut l’un des seuls à pouvoir témoigner pour les 900 000 Juifs qui y furent méthodiquement assassinés de juillet 1942 à août 1943. Son livre, Derrière la clôture verte (Die Falle mit dem grünen Zaun. Überleben in Treblinka, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main 1992, mit einem Vorwort von Wolfgang Benz ; Neuausgabe : Unrast-Verlag 2008, ISBN 978-3-89771-819-7) est à la fois un document inestimable pour comprendre le mécanisme et les ressorts de l’usine à tuer de Treblinka et une indéniable œuvre littéraire, même s’il conviendra de discuter cet adjectif. Certes, Richard Glazar n’est pas le seul ni le premier à écrire sur les camps nazis, Primo Levi (Si c’est un homme, 1947) et Imre Kertész (Être sans destin, 1975) l’ont précédé (pour la publication), mais l’œuvre de Glazar reste inégalée. Primo Levi témoigne de la survie à Monowitz-Buna, camp de travail d’Auschwitz, mais il ne fut pas, contrairement à Glazar en contact avec les chambres à gaz de Birkenau, le camp d’extermination du complexe que fut Auschwitz.

Hans Grundig, Victimes du fascisme, 1946, in Histoire de la peinture allemande 1945- 1995, Violette Garnier

Treblinka est un lieu clos et réduit en taille, dissimulé derrière une barrière de barbelés entrelacés de branches de conifères pour qu’il reste impénétrable et invisible de l’extérieur. Il a été conçu pour exterminer méthodiquement, dans un secret absolu — un secret que les SS affectés au camp ont dû jurer de garder — les Juifs, d’abord ceux du ghetto de Varsovie, puis ceux de Pologne et enfin ceux d’autres pays. Après les camps de Sobibór et Bełżec, il s’agit du troisième centre d’extermination construit dans le cadre de l’Aktion Reinhard, première grande étape de la « solution finale de la question juive ».

 Le camp se divise en deux parties étanches, supérieure et inférieure. Il faut imaginer l’arrivée dans la première, le long de la rampe, de wagons à bestiaux remplis de femmes, d’enfants et d’hommes épuisés après un voyage de plusieurs jours, sans boisson ni nourriture, entassés au point de ne pouvoir s’asseoir dans un air devenu irrespirable, dès l’ouverture des portes, leur expulsion brutale, les coups de fouet persuadant les plus récalcitrants de sortir et d’exécuter les ordres criés, la masse humaine compacte poussée vers une place où les hommes sont séparés des femmes et des enfants. Ils devront se déshabiller, déposer tous leurs effets, puis, une fois nus, s’engager au pas de course, dans un boyau pour se rendre au « bain », en fait des chambres à gaz où s’échappera des pommeaux de douche, au lieu d’eau, du monoxyde de carbone produit par les moteurs de tanks. « En une vingtaine de minutes, on obtient le produit final de Treblinka » (p. 57). Au préalable, les femmes auront été tondues et tous auront dû déposer dans une boite disposée à cet effet leurs bijoux et leurs papiers, car « ici, on enlève à chacun son nom et, à l’étape suivante, la vie nue, sans nom » (p. 56). Dans le camp inférieur, celui de l’après mort, les corps morts retirés des chambres sont jetés, dans un premier temps du camp, dans des fosses, puis, après qu’on eut, à l’approche de la défaite, décidé d’effacer toutes les traces du crime de masse, incinérés dans un brasier à ciel ouvert, mais toujours après que les orfèvres auront fait leur travail de prélèvement systématique des dents en or.

Quelques-uns des nouveaux arrivants, comme Richard Glazar, ont été prélevés de la masse, au hasard d’une constitution plus robuste ou de la possession d’une compétence supposée (un dentiste sait arracher des dents en or, un bijoutier est apte à estimer la valeur des bijoux, un médecin s’entend à trier des médicaments…) pour servir les maîtres du camp et contribuer à son bon fonctionnement. Ils devront, au pas de course — on court toujours à Treblinka, puisqu’il faut que les opérations s’enchaînent rapidement et sans heurt et parce que celui qui court ne pense à rien d’autre qu’à éviter une chute toujours possible et, s’il lui arrive de s’effondrer, il peut facilement être remplacé — la main-d’œuvre retirée des convois ne manque pas et ne vaut pas grand-chose, à vrai dire ne vaut rien. 

Treblinka est un monde clos sur lui-même, un monde en soi, qui est une copie distordue du monde extérieur dont il est comme « expulsé » (p. 206). Le temps vécu ordinaire est le premier repère qui subit une altération. Le sens de la temporalité suppose une ouverture sur un avenir et le sentiment de prolonger un passé, l’un s’engrenant sur l’autre. L’avenir n’a de réalité que pour celui qui peut se projeter au-delà du présent, ce qui implique l’oubli de cette possibilité qu’est la mort, ce que les réflexions de Pascal sur le divertissement, penchant naturel chez l’être humain, nous ont appris. Or à Treblinka, la mort n’est pas une simple possibilité qu’on peut aisément chasser de son esprit, elle est toujours présente, toujours imminente, toujours déjà là, puisque le détenu est à la merci du caprice d’un SS, « cela dépend d’un SS qui nous surprend, de son humeur, ou du hasard, hasard qui peut en avoir réuni plusieurs » (p. 64), d’une épidémie de typhus qui l’affaiblira ou, plus sûrement, d’un épuisement qui le conduiront au Lazarett où, devenu une pièce inutile, il recevra une balle dans la nuque. Impossible pour quiconque survit à Treblinka de s’imaginer un avenir. Quant au passé, chacun le tient de la filiation qui, avec un nom, l’inscrit dans une histoire individuelle. Or la destruction de la famille, par la séparation de ses membres, est la première opération orchestrée à Treblinka. Par voie de conséquence, les deux invariants anthropologiques, la projection vers un avenir et la filiation, qui conditionnent le sens de la temporalité, sont sciemment abolis dès l’arrivée dans le camp.

Tout être humain, dans des conditions normales d’existence, doit pouvoir répondre à la question qui es-tu par un récit, dont il est l’auteur et le nom. Les individus n’ont plus d’histoire, ni personnelle ni même collective, car, comme s’étonne l’auteur, même l’étoile jaune pourtant imposée dans le monde extérieur est prohibée, abolie à Treblinka. Il n’y a plus de Juifs. « Pourquoi plus d’étoile juive ? Nous ne sommes plus rien, n’existons plus, nous sommes morts, comme morts » (p. 65). Qu’ils soient exécutés immédiatement ou sélectionnés pour servir d’esclaves, leur est dénié le statut de personnes humaines caractérisées par leur singularité et leur unicité, ils ne sont plus que des « Stücke » (pièces) seulement dénombrables. Dans l’assassinat de masse, les êtres sacrifiés ont non seulement perdu leur nom, mais ils n’ont même plus un visage, car, dans la précipitation qui règne pour le bon déroulement des opérations, on n’a pas le temps de les enregistrer dans sa mémoire pour s’en souvenir. Quant aux seconds, bien que vivants, ils sont déjà morts, tout au plus des fantômes, ils ne sont plus que « ceux qui, à Treblinka, se déplacent sur deux jambes » (p. 101).

Une fois la dimension temporelle existentielle pervertie, la vie se résume au présent et la « vigilance animale », terme qu’utilisent les éthologues pour décrire le comportement animal sauvage, règle la conduite vitale de chacun : l’oreille est toujours dressée, mobile et tendue pour surprendre le moindre bruit nouveau, le mufle toujours levé pour sentir la moindre odeur suspecte, les yeux sont toujours aux aguets pour percevoir la venue inopinée d’un danger, en l’occurrence d’un gardien, afin de pouvoir donner le change et faire semblant, semblant de travailler avec acharnement, semblant d’être en bonne santé, de toujours faire semblant de vivre, car la peur forme le fond de l’existence. « Avant tout, retiens ça : celui qui a un visage mal rasé, exténué, flirte déjà avec le fouet et risque le Lazarett. Ce qui se règle d’une balle dans la nuque au Lazarett du camp d’extermination de Treblinka se règle d’un coup de marteau dans le camp disciplinaire de Treblinka » (p. 66). Glazar confirme : « Je suis toujours sur le qui-vive » (p 63). Réduite au présent, la vie est également sans transcendance, le ciel de Pologne est vide au-dessus de Treblinka : parmi les bagages abandonnés, « Tout en haut, sur une couette maculée de taches brunes de diarrhée, il y a une kippa noire de Rabbin à côté de prothèses de jambes et d’une béquille d’enfant. Tiens donc ! “la foi est ma couronne aussi bien que ma béquille” — et avec celle-ci nous allons alimenter le feu au Lazarett » (p. 63). 

Il peut paraître surprenant, incongru même, que ce soit la métaphore du jeu qui revienne de manière insistante sous la plume de Glazar pour décrire l’univers d’extermination de Treblinka. Elle n’est cependant pas si malvenue qu’on pourrait le penser. Dans le jeu aussi le temps se referme sur lui-même, sur la partie que l’on joue et qui, une fois terminée, sera sans conséquences sur l’avenir, devra être recommencée et pourrait l’être indéfiniment si une convention n’y mettait pas un terme (on joue la belle, une manche supplémentaire quand les deux premières n’ont pas suffi pour sélectionner un gagnant ; on fait les tirs au but pour déterminer l’issue d’un match quand celui-ci n’a pas réussi à désigner le vainqueur). Tant qu’ils jouent, les joueurs se tiennent à l’écart du réel et il faut l’interjection « pouce ! », qui suspend momentanément le jeu, pour le retrouver. C’est un jeu cependant particulier qui se joue à Treblinka : « J’ai parfois l’impression de m’entraîner à cette activité principale, à cet art de la survie, et m’améliorer à ce jeu tendu dont je suis l’enjeu est devenu un amusement » (p. 64). Un jeu cruel, car l’un des joueurs, qui n’a pas choisi de jouer, est en même temps le gain, c’est-à-dire la proie (un seul mot anglais, game, sert à désigner le jeu et le gibier) et le seul but de la compétition engagée consiste à fuir le prédateur, sachant qu’il est toujours à l’affut, et finalement, le plus fort dans un affrontement asymétrique. Un jeu faussé donc puisque l’égalité des chances de gagner ou de perdre n’est pas respectée. Un amusement malgré tout et paradoxalement, comme trouver de quoi manger dans les bagages laissés par les Juifs conduits au boyau, antichambre de la mort : « Quand j’ai faim, je guette l’instant propice, je cours me cacher derrière un tas avec mon ballot et un peu de nourriture et je m’en emplis la bouche. Jamais durant ces deux dernières années de guerre elle n’a été aussi pleine de beurre de chocolat de sucre » (p. 64), récupérer des vêtements pour en changer tous les jours et même s’en parer pour organiser un déguisement de groupe afin de se donner en spectacle. Même quand il est question de rébellion, l’image du jeu semble s’imposer : « nous placions quelques espoirs en lui [Rakowski, l’un des acteurs de la révolte] pour le jeu toujours ancien, toujours nouveau, auquel nous voulions jouer » (p. 194) et il est question, plus haut dans le texte, « des « prémices d’un grand jeu qui se prépare » (p.106).

À ce jeu, il y a parfois de bons coups, comme quand on réussit à cacher deux hommes dans un wagon en partance du camp avec son chargement de biens spoliés, afin qu’ils aillent témoigner, prévenir les Juifs des ghettos du sort qui les attend. « Le train, plein à craquer, sort du camp et avec lui deux hommes chargés de » faire savoir au monde » ce qui se passe ici. Toute la scène se déroule dans un tumulte admirablement mis en scène » (p. 95). Il y a, plus souvent, de mauvais coups, comme quand deux détenus cachés sur l’un des châssis d’un wagon sur le départ sont surpris par des SS. Ils seront, après avoir été dénudés, accrochés par une corde autour du cou, descendus dans la cuisine à coups de fouet, puis pendus par les pieds pour l’exemple aux yeux de tous jusqu’à ce que mort s’ensuive. « Parmi les casseroles fumantes, dans le froid vif et l’odeur insipide de la cuisine s’impose une image inversée comme dans un miroir déformant : des corps bleuâtres, des têtes renversées, des pommes d’Adam saillantes, des yeux comme déversés sur la totalité du front, des coulées de sang épais entre le nez et les lèvres et d’autres de sang fluide, des lèvres aux tempes » (p.96). Pour ceux à qui ce spectacle est destiné, il ne reste plus, en guise de consolation, qu’à se dire que « cela ne dure pas trop longtemps, au bout de vingt minutes environ, tu perds conscience » (p.99).

On peut rétorquer que cette métaphore du jeu est non seulement malvenue, mais fausse, car le camp de Treblinka n’était pas dépourvu d’utilité. À la différence d’un vrai jeu, il était au service d’une finalité qui lui conférait une rationalité instrumentale. Il fonctionnait comme une « exploitation », une machine, aux rouages bien huilés et rodés au fil du temps par l’expérience et la pratique acquises, qui avait une double destination : anéantir les Juifs, mais aussi enrichir le Troisième Reich en apportant sa contribution à l’effort de guerre. Les vêtements abandonnés sont bien triés et rangés, l’argent est consigné, l’or est récolté, les bijoux ramassés, les cheveux des femmes soigneusement collectés, le tout, scrupuleusement comptabilisé, est expédié au centre du Reich. Treblinka est d’ailleurs aussi le centre d’un trafic qui attire de nombreux « spéculateurs », terme qui désigne, dans le langage de Treblinka, ceux qui pratiquent un marché, fait de chapardages et de marchandages plus ou moins tolérés : « Toute la région de long en large est parasitée et suce le sang de cet abattoir infecté. Tous ont intérêt à ce que Treblinka se maintienne et continue à rejeter son produit dérivé — l’argent, l’or, les diamants » (p. 183-184). La tolérance est aussi une arme redoutable, une facette de la terreur régnante qui peut se retourner et servir de prétexte pour condamner celui dont on veut se débarrasser. Ce qui arriva à Choronzycki qui fut battu au point de n’être plus qu’un sac de sang avant d’être achevé pour avoir détourné de l’argent prélevé dans les dépouilles de ceux qui venaient d’être exterminés. Les cohortes humaines qui défilèrent à Treblinka étaient une matière première dont il fallait extraire le maximum d’utilités avant d’en rejeter les déchets au rebut et les détritus dans l’incinérateur. C’est, cependant, l’impression persistante d’irréalité, d’être jeté dans « un monde en soi, expulsé de l’autre monde » (p. 203), qui permet à la métaphore du jeu de fonctionner en gardant de sa pertinence.

Un autre trait de Treblinka est le secret qui devait être gardé. Comment expliquer cet attachement au secret alors que les déclarations publiques du Führer reprenaient sans ambiguïté et à satiété le thème de la nécessité de l’anéantissement des Juifs en général ? Mais qui était capable de croire à la réalisation d’un tel projet plus délirant que crédible ? Les arrivants du Ghetto de Varsovie avouent « qu’il savaient et ne savaient pas », des bruits couraient, certains évadés avaient pu les prévenir, mais ils ne pouvaient y croire. Au sujet d’un détenu qui avait à Varsovie un filon pour fabriquer de faux papiers, mais qui se retrouve malgré ce stratagème à Treblinka : « C’est que lui non plus n’y a pas cru. Ici et là, il avait entendu des choses, mais de là à les croire… » (p. 98). Tous les rescapés des camps le savent : ce qu’ils racontaient n’était pas indicible, même si trouver les mots justes n’était pas une mince affaire, mais inaudible. 

La volonté de garder secret l’assassinat rationnellement organisé et scrupuleusement appliqué de milliers de personnes répondait à un double impératif. Le premier était d’ordre pragmatique. La connaissance de leur sort aurait pu avoir un effet perturbateur sur les victimes et gêner le bon déroulement des opérations. Jusqu’au dernier instant, jusqu’à l’entrée dans la chambre à gaz, il fallait que l’on crût encore à la fable des bains pour qu’un semblant d’ordre fût maintenu. Le second impératif était étrangement plus moral. On peut supposer que les exécuteurs des basses besognes avaient une conscience, certes refoulée et étouffée, de l’énormité, de la malignité intrinsèque de leurs actions et de l’impossibilité, si cela devait leur échoir, de les justifier aux yeux du monde. Avant de quitter le camp, avant l’arrivée de l’armée rouge, l’ordre fut donné d’effacer toutes traces de l’existence de Treblinka. Encore de nos jours, il faut faire appel à des archéologues pour retrouver les preuves matérielles des chambres à gaz qui ont fonctionné à cet endroit. N’étaient les témoignages des survivants, on pourrait croire, en tout cas à Treblinka, car dans d’autres camps les traces du crime étaient matériellement encore visibles après la défaite nazie, à une affabulation.

Le temps contracté, fragmenté en parties — dans le sens que le mot a dans l’univers des jeux où chaque partie doit être recommencée une fois terminée — rend difficile voire impossible tout récit romanesque dont l’épopée reste la matrice. Un tel récit suppose un développement temporel, une suite de faits et de gestes qui s’enchaînent avec ses moments obligés : la description d’une situation initiale, l’apparition d’un élément déclencheur, le déroulement des actions qui s’ensuivent et mènent plus ou moins logiquement vers un dénouement qui donne lieu à une nouvelle situation à partir de laquelle peut être établi le sens de ce qui s’est passé. Il a aussi ses personnages, ses acteurs mineurs et ses héros. Or, il n’y a pas de héros à Treblinka. Glazar se demande parfois pourquoi l’homme qu’on a traîné jusqu’au Lazarett pour recevoir la balle fatale dans la nuque n’a pas sauté au cou de son bourreau, voire pourquoi lui, qui a conduit une vieille dame au même endroit, n’a pas agi de la sorte. « Tu t’es tiré, tu t’es enfui — tu as laissé sur place la vieille et ce que tu avais prévu de faire. Dans ce cas, continue à profiter de Treblinka — la bouffe, les fouets, le Lazarett… Que lui as-tu dit lorsqu’elle a voulu boire ? Patientez un petit peu, bientôt vous allez… Non, je ne lui ai pas dit ça. Mais tu l’as pensé. Avoue-le, tu t’es dit quelque chose comme : dans un instant ils en auront assez de tout. Espèce de bestiau — que ferais-tu, si tu devais guider ta propre grand-mère ? Peut-être est-elle déjà là, peut-être est-elle déjà passée, peut-être est-elle déjà de l’autre côté, depuis un instant à peine… (p. 85).

L’un des détenus, Berliner, a cependant osé se jeter avec son couteau sur le SS Max Biala qui le menait à l’abattoir, mais « sans doute avait-il encore du courage et des forces, car il venait de rentrer chez lui, en Pologne, après un séjour de plusieurs années à l’étranger » (p. 114). Il n’avait pas encore été anéanti comme le sont ceux qui composent la masse des détenus et il a eu un sort pas si mauvais que cela, il a même eu « une bonne fin », meilleure que ceux qui ont fini pendus par les pieds, puisqu’il a été « assassiné sur le champ ». Son action n’a été qu’un événement parmi tous ceux qui font l’anormale normalité de Treblinka. « Toi aussi tu attends, tu ne fais qu’attendre. Tu es mort de toute façon, seulement tu n’es pas capable de mourir. Choronzycki y est parvenu, lui, à mourir dignement, ou encore celui qui a poignardé le SS Max Biala ; de quoi as-tu peur au juste ? De l’instant où je serai nu. Allons, tu vois bien, ça fait déjà trop longtemps que tu es là, tu as attendu trop longtemps, tu as trop vu » (p. 188). La machine Treblinka déshumanise, dépossède de leur humanité ceux et celles qu’elle tue après les avoir anonymisés et ceux et celles qu’elle met en réserve (en fait, les condamnés, déjà morts) en leur ôtant leur libre arbitre, la capacité d’être des agents. Pourquoi agir quand on est comme mort ? Tous, morts ou encore vivants, sont des corps sans âme, de la matière à exploiter ou des fantômes. 

Ce n’est pas que les Juifs de Treblinka aient subi passivement leur sort, voire aient été complices de leurs bourreaux en se mettant à leur service dans l’espérance folle d’un meilleur sort, comme on l’a parfois laissé entendre. Rien de cela ne ressort de la lecture du livre de Glazar. Quand un détenu, David, s’en prend un soir, dans la baraque, à deux jeunes codétenus, leur reprochant d’être déconnectés de tout sens moral, parce qu’ils s’empiffrent insouciamment et joyeusement de biscuits dérobés dans les bagages d’un précédent convoi, ceux-ci lui rétorquent qu’il oublie qu’il est de Treblinka — et non à Treblinka —, signalant par là qu’il est un produit de Treblinka, que Treblinka est un monde en soi qui a ses propres règles et repères qui n’ont rien à voir avec celles et ceux qui ont cours dans le monde ordinaire, qu’il est même, ce qui plus est, un Juif qui a la haine du Juif, car Treblinka est un monde fait pour les Juifs. « Treblinka est un monde expulsé de l’autre monde » (p. 204). Ils sont dans un ailleurs insituable sur la carte mentale du monde ordinaire devenu privé de ses repères habituels.

Il n’y a pas non plus à Treblinka, de destinée, qu’elle soit surnaturelle — la rédemption — ou naturelle — comme peut l’être la croyance à un sens historique — toutes les deux supposant l’existence d’une temporalité qui se déroule vers une fin unifiant les événements et rendant pensable un récit historique qui en explicite le sens, une Histoire. Le Juif qui prie tous les matins en enroulant ses tephillin est regardé et décrit par Glazar avec une ironie cruelle non feinte : « peut-être est-ce l’un de ces saints hommes qui commencent à croire que Hitler serait le rédempteur de tous les péchés, le Messie qui rassemble tous les Juifs en un seul — à Treblinka » (p. 121). Même l’insurrection qui a finalement éclaté n’a pas été menée au nom d’un idéal — la Démocratie, la Liberté, le Socialisme. Résister à Treblinka se réduit à sa plus simple expression, veut simplement dire survivre, rien de plus et c’est déjà beaucoup exiger. Fin, unité et sens sont les trois conditions narratives de la compréhension et d’un cheminement vers une justification salvatrice, ce que récuse résolument Glazar. Le refus du héros, le rejet d’un sens orienté et unifiant, le contraint à adopter une forme originale d’écriture, celle d’un récit fragmenté, fabriqué à partir d’une succession de tableaux qui sont autant d’aperçus sur les vies annihilées et brisées de « ceux qui, à Treblinka, se déplacent sur deux jambes » ou de « ceux qui se tiennent sur leurs deux jambes » et sont déjà morts. S’il faut trouver un modèle pour désigner la manière d’écrire du livre, on peut proposer la tomographie, une technique médicale (radiographie) qui permet d’obtenir des images en coupe, ou la tomodensitométrie, un examen qui permet, sans être intrusif, d’obtenir, au moyen de rayons X, des images du corps en coupes fines. Le genre de la tomographie littéraire prend le contrepied du livre écrit sur Treblinka par Jean-François Steiner : Treblinka : la révolte d’un camp d’extermination. Le livre, préfacé par Simone de Beauvoir, salué unanimement par la critique lors de sa sortie en 1966, fit l’objet de fortes réticences de la part des survivants du camp, dont Glazar, qui obtinrent que les rééditions portent la mention roman.

Dans le Mémorial de Treblinka

On a de bonnes raisons de penser que ce choix délibéré d’écriture a permis à Glazar d’éviter un travers dans lequel d’autres sont tombés. Toute mise en récit, toute reconstruction romancée, présuppose un point de vue subjectif, celui du narrateur, et prend ainsi le risque de donner prise au doute, d’être contestée, même quand ce narrateur s’identifie à ses personnages. Le procédé tomographique n’autorise qu’un regard clinique, non intrusif, distancié, factuel, dénué de pathos, voire de compassion, qui ne s’autorise à décrire que ce qu’il a vu ou entendu — des faits — avec une froide exactitude. Cette absence de pathos n’est pas un simple choix narratif, elle colle à son objet, puisqu’elle fut une condition de la survie à Treblinka. Il faut, pour résister, au sens premier du verbe — comme lorsqu’on dit d’une toiture, parce qu’elle tient bon, qu’elle résiste aux intempéries — éviter la compassion, taire en soi toute émotion. Alors qu’il doit, avec des codétenus, extraire les morts des wagons d’un convoi arrivé à Treblinka, Glazar remarque comme dans un aparté : « comme ils sont sagement allongés là, joliment alignés sur toute la longueur de la rampe, les pieds contre le mur de la baraque, les têtes contre les wagons ! Ainsi, ils n’ont plus l’air si effrayant. Ce sont des “Stücke”, des morceaux, attrape-les avec les mains comme des morceaux — si jamais tu en regardes un en particulier, ça ira mal pour toi. Non, ça ne va pas, surtout ne pas regarder — ces yeux figés : chaque fois qu’ils m’accrochent, je n’arrive pas à passer entre tous ces yeux, une foule d’yeux tous fixés sur moi qui s’emparent de moi et ne cessent de grandir et de grandir encore, bientôt ils recouvrent le front, les visages entiers, juste en dessous se profilent les mâchoires… Attends, pas comme ça, regarde, regarde bien, fais comme si tout cela était du plus haut intérêt, comme si tu les examinais tous, l’un après l’autre. Combien y a-t-il de morts au juste ? l’un est jaune comme la cire, l’autre squelettique, un autre encore enflé d’un poids inconcevable, il a des impacts de balles de couleur noir-violet avec d’étranges tâches parsemées de piqûres. C’est intéressant, saisissant, monstrueusement intéressant » (p. 126). Un détachement voulu, maîtrisé pour ne retenir que l’intérêt de la scène. Un autre exemple peut être la froide relation de l’exécution du jeune Maier, demandée — « Herr Untersharrfirra, laisse tirer moi, autoriser… » — par un gardien ukrainien à peine plus âgé que le condamné et qui veut faire du zèle, puis c’est « Le coup de feu — une petite tache rouge apparaît sur sa poitrine tandis que le corps décolle, les bras ballants, et retombe en arrière sur le sol. Ses jambes tendues s’écartent et se referment convulsivement. Miete [le SS qui a donné l’ordre de l’exécution] se penche sur lui, place son pistolet sur son front et tire deux fois, immobilisant les jambes. Voilà, une fois de plus, jusque dans les plus infimes détails, comment la vie se transforme en mort » (p. 145-46).

Treblinka peut devenir un immense spectacle, autre forme de jeu. Le Hauptsturmführer, le maître du camp, Franz Stangl, ordonne la formation d’un orchestre, commande un hymne pour Treblinka qui sera chanté tous les jours. Un match de boxe est organisé mettant aux prises les deux Scheisskapos, soit les deux détenus chargés de contraindre les usagers des latrines à les quitter au bout des deux minutes qui leur sont accordées. On n’hésite pas à faire monter sur scène un chansonnier qui lit une publicité de son invention, sur le ton et dans la forme d’une autodérision macabre louant les mérites touristiques de Treblinka devenu, pour l’occasion, une station balnéaire. Treblinka se mire dérisoirement dans un miroir déformant. Franz Stangl, toujours vêtu de blanc immaculé et que l’on voit parader le fouet à la main sur le talus qui domine le camp, contemplant de haut son domaine, est surnommé par les détenus Lalka — la poupée —, mot qui immanquablement fait penser à une marionnette manipulée par des êtres extérieurs qui en tiennent les fils et jouent une pièce dont ils connaissent le scénario de leur cru. On ne sait rien de ce scénario et Glazar n’en dira rien, s’en tenant à la description minutieuse du spectacle qui se donne. Car d’un certain point de vue, tout est illusoire, faux, et comme frappé d’irréalité à Treblinka : « Je pénètre sur la place déserte de la gare. Soudain, sous le soleil éblouissant, je suis de nouveau envahi par ce curieux sentiment. Du haut, je contemple ce qui se passe et j’ai l’impression de ne pas en faire partie, je suis un spectateur stupéfait, fasciné » (p. 230). Il est vrai que pour ne pas effrayer les nouveaux arrivants, le camp a été aménagé de telle sorte que tout dans ce semblant de gare paraît normal, avec des panneaux annonçant, ici, les destinations ferroviaires, là, la direction des toilettes, voire une porte factice sur laquelle on peut lire « Atelier d’entretien des voies ». Tout est indissociablement trop factice et trop réel à Treblinka, pouvant faire l’objet d’une contemplation distanciée, mais en même temps d’un excès de réalité qui submerge, étouffe, écrase, anéantit. « Là encore, semble s’exclamer Glazar sur un tout autre sujet, Treblinka a manifesté sa capacité à produire des contradictions insensées » (p. 218). Trop distant et trop présent à la fois, il fallait la bonne focale, celle qu’a trouvée Glazar, pour décrire l’univers hors norme, insensé, de Treblinka.

Ce n’est pas que rien ne se joue à Treblinka, cette fois dans le sens que le verbe prend quand on veut parler de l’avènement de quelque chose de nouveau qui murissait sourdement et lentement attendant le bon moment pour surgir de l’ombre. Le 3 août 1942, un des rares moments, avec son arrivée le 10 octobre 1942, datés dans le récit qui couvre moins d’une année à Treblinka, marquant ainsi une rupture, l’insurrection éclate dans le camp. Elle a été ourdie par un comité révolutionnaire, mais elle n’a pas l’allure héroïque qu’a voulu lui donner Jean-François Steiner dans son roman. Le texte de Glazar n’est pas construit à partir d’un projet insurrectionnel et libérateur — la Révolte d’un camp d’extermination — bien que celui-ci ne soit pas absent, bien au contraire, puisqu’il apparaît régulièrement, par bribes, parmi les faits et événements qui ponctuent la vie du camp. Il y a des préparatifs, des conciliabules entre quelques détenus le soir dans les baraques, et un premier projet qui avorte. Et quand il est question de l’« après camp », on envisage, en cas de réussite, aussi bien la possibilité de se joindre à la résistance que d’aller travailler en Allemagne. Le second projet concocté est plus simple, plus élémentaire et plus radical, puisqu’il consiste à faire s’effondrer l’ordre apparent du camp, à provoquer un chaos en mettant le feu à la réserve d’essence et en jetant des grenades volées dans la réserve des SS, excluant tout soulèvement héroïque, tout prise de contrôle du camp, puisque les insurgés ne disposent que de quelques fusils et d’un seul révolver. L’opération réussit cependant et quelques-uns, une cinquantaine de détenus, parmi eux Glazar, profitent du désordre provoqué et de l’agitation qui s’ensuit pour s’échapper sans être tués ou repris. Mais l’auteur récuse significativement toute grandeur à l’action : « Par rapport à ce que j’ai vu, cette insurrection n’a pas été très glorieuse. On a juste jeté les grenades et mis le feu partout. Ensuite, on s’est agité par-ci, par-là et ils nous ont tiré dessus comme à la kermesse » (p. 230). Treblinka est un monde si artificiel qu’il a suffi de quelques grenades pour qu’il s’effondre sur lui-même, comme un château de cartes, serait-on tenté de dire, en omettant la force de caractère et la détermination qu’il a fallu convoquer et rassembler par certains pour mener à bien l’entreprise et les nombreux morts qu’elle a coûtés. Certains d’ailleurs ont préféré mourir sur place pour rester près de leurs proches déjà passés dans la partie inférieure du camp.

C’est ici qu’on doit tenter de comprendre ce qu’a signifié résister à Treblinka. La tentation était grande de se laisser aller, de s’abandonner. « Nous ne sommes plus, nous n’existons plus, nous sommes morts parce que nous savons… Stop, tu ne peux pas, tu n’as pas le droit de penser ainsi — sans quoi tu perdras la tête — comme celui de la nuit dernière qui a été mené au Lazarett avant même que l’appel ne soit fait […] « Trzymaj sie — tiens-toi, tiens le coup ! « Un de ceux qui parlent polonais a lâché ça un jour et c’est aussitôt devenu une salutation, un slogan. Oui, c’est ça, supporte tout — débout — et prends la bonne posture ! Mais pas comme dans la vie. Tiens, mets ce veston vert Manchester avec ce pantalon de cavalier brun clair ! Noue autour de ton cou un foulard de soie rouge et jaune ! Ça les impressionne, ceux-là, d’une certaine manière. Si tu salis ou déchires tes habits aujourd’hui, demain tu mettras quelque chose d’encore plus pimpant, d’encore plus extravagant » (p. 65). Le mot est lâché, s’ils sont morts c’est parce qu’ils savent (« parce que nous savons ») et le seul but qui vaut le coup, qui mérite de tout supporter jusqu’à l’insupportable, c’est de survivre pour témoigner pour tous ceux qui sont morts sans nom et sans visage, pour leur redonner si possible un nom, un visage et une histoire singulière et leur restituer ainsi l’humanité qui leur a été violemment ôtée. Le récit de Glazar ne s’arrête pas à son évasion du camp. Suit le récit rocambolesque de sa fuite à travers la Pologne en compagnie de son ami détenu Karel, d’une errance dans un territoire inconnu, d’une arrestation qui aurait pu mal tourner si les évadés n’avaient pas eu l’aplomb de se faire passer pour des travailleurs tchèques (ce qu’ils sont) envoyés en Pologne pour travailler dans l’organisation Todt, attaqués par des partisans, et d’avoir eu la chance d’être tombés sur des policiers et des juges pas trop zélés qui les enverront travailler pour le Reich dans des usines situées à Mannheim. Ils signeront leur laissez-passer sous un nom d’emprunt. En Rhénanie, ils assisteront à la débâcle de l’armée allemande, aux bombardements de la population civile jusqu’à l’arrivée de l’armée américaine libératrice. Ils sont désormais dans le camp victorieux, celui du bien contre celui du mal. Bien sûr, il y aurait eu de quoi s’en réjouir sans réserve si deux soldats américains — des libérateurs — n’avaient pas pénétré dans la maison qu’ils occupaient avec une Allemande, pour emmener celle-ci de force et la violer. Richard et Karel se reprochent de n’avoir rien tenté pour les en empêcher, mais ils se représentent aussi le grotesque de la situation : deux Juifs s’en prenant à deux de ceux qui viennent de libérer tous les Juifs de leurs bourreaux pour venir au secours d’une femme appartenant à la communauté de ces derniers. Il faut renoncer à la division commode entre un camp du bien opposé à celui du mal. Le mal est toujours présent. Certes, il ne saurait être question de relativiser la Shoah, il n’y pas de communes mesures entre un viol, agression d’une personne sans qu’il y ait, comme on l’entend dire bêtement « mort d’homme », et l’assassinat de masse rationnellement organisé de tout un peuple. Encore que, si on se donne la peine d’y réfléchir de plus près, on trouvera un petit dénominateur commun dans le fait de considérer, dans les deux crimes, autrui comme un simple instrument ou un objet de consommation, une forme de cannibalisme somme toute, comme le suggère Glazar lui-même : « si je fais tout ce que je dois faire correctement et habilement, je ne dois plus craindre comme les premiers jours qu’un SS m’avale à son goûter » (p. 78). Il ne suffit plus de se demander si de tels actes sont encore possibles, car le possible réserve toujours un soupçon d’irréalité en sa faveur. Il vaut mieux tenir fermement qu’il n’est pas impossible qu’ils se reproduisent, car ils ont eu lieu. « Ça a été », telle est la formule, prononcée fortement et avec une conviction inébranlable, qui résume à elle seule la valeur irremplaçable du témoignage. Le récit de Glazar ne recourt à aucune explication, se refuse à tout jugement, comptant sur les historiens et les juges pour faire ce double travail, expliquer et juger. Il leur confie, pour accomplir leur tâche, un irremplaçable témoignage, un document précieux, si l’on veut bien garder à l’esprit l’origine étymologique latine du mot : documentum, dérivé du verbe docere, « faire voir », « instruire ». Dès son entrée à Treblinka, Glazar a compris que sa mission se résumerait à cela seul : témoigner : « Du vert. Sinon, partout, du sable. À la nuit on nous a mis dans une baraque. Le sol n’était que sable. Rien d’autre. Et chacun de nous est simplement tombé. Sur place. J’ai entendu dans mon demi-sommeil que quelques-uns se pendaient. Nous n’avons pas réagi. C’était presque normal. De même qu’il était normal que derrière chacun de ceux sur qui se refermait la porte de Treblinka il y ait la Mort, il doive y avoir la Mort, car personne ne devait, jamais, pouvoir porter témoignage. Et cela, après les trois premières heures à Treblinka, je le savais déjà̀ » (Shoah, Claude Lanzmann, Folio, 1997, p. 77).

Treblinka, Mémorial. Coll. particulière V. Pratt

PS Je remercie le traducteur, Valéry Pratt, d’avoir accepté de relire ce texte, des quelques remarques bienvenues qu’il m’a faites et qui ont permis de l’améliorer.