À propos d’auteurs amiénois à redécouvrir, par Daniel Compère

Les séances de l’Académie d’Amiens sont toujours des occasions de découvrir des aspects oubliés ou inconnus de notre culture. La séance du 2 octobre n’a pas failli à cette habitude ! Rappelons qu’il s’agissait de la réception solennelle de Jacques Darras comme membre d’honneur de l’Académie et que le professeur Bernard Devauchelle prononçait son discours de réponse.

Tous deux ont le grand mérite d’avoir évoqué des figures amiénoises fort intéressantes et curieuses : Richard de Fournival et Sylvius, tous deux connus par une rue d’Amiens qui porte leur nom. Ce qui n’empêche pas qu’ils soient bien oubliés aujourd’hui.

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Jacques Darras a présenté Richard de Fournival, rappelant que ce personnage est à la fois chanoine, médecin et bibliomane. Vrai amiénois puisqu’il est né et décédé dans cette ville à laquelle il semble attaché, Richard de Fournival (1201-1260) a été chanoine du chapitre cathédral en 1239, à une époque où la cathédrale est encore en construction (elle a débuté en 1220). Il est également médecin, comme son père Roger de Fournival qui a été médecin du roi.

L’œuvre écrite de Richard de Fournival prouve une grande ouverture d’esprit, préfigurant l’humanisme et même la démarche encyclopédique du XVIIIe siècle. 

Il compose un Bestiaire d’Amour où il dispense des conseils à l’amant qui cherche à séduire sa dame. L’auteur y joue, selon la tradition courtoise, avec le symbolisme animal et précède de quatre siècles les Fables de La Fontaine, autre picard… Ce Bestiaire d’Amour est inscrit au programme de l’agrégation de Lettres modernes pour 2025. Voilà qui va sortir Richard de Fournival de son relatif oubli.

La bibliothèque de la Sorbonne, fondée vers 1257 par Robert de Sorbon, héritera des manuscrits de Richard. Il pourrait être intéressant de savoir ce qu’ils sont devenus et s’ils sont conservés dans une institution.

Richard s’est soucié de ses élèves d’Amiens à la disposition desquels il a mis une bibliothèque, un ensemble d’ouvrages de philosophie, physique, médecine, droit, théologie et presque toute la littérature latine connue. Cette Biblionomie ou description des livres de la Bibliothèque d’Amiens est comme une préfiguration de la Bibliothèque d’Amiens qui ne verra le jour qu’au début du XIXe siècle (auparavant les livres étaient conservés par les congrégations religieuses). Ce qui suscite de la part de Jacques Darras cette proposition : si la Bibliothèque d’Amiens métropole changeait de nom pour prendre celui de Richard de Fournival ?

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Bernard Devauchelle s’est tourné vers Jacques Dubois (1489-1555) qui est médecin anatomiste et grammairien. Natif de Lœuilly près d’Amiens, il bénéficie de la protection de son frère François qui devient principal du collège de Tournai sur la Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Jacques Dubois y étudie d’abord les arts libéraux, puis le latin, le grec, et les mathématiques auprès de Lefèvre d’Étaples. Plus tard, il suit des études de médecine à la faculté de Montpellier où il croise Rabelais qui s’y inscrit en 1530.

De retour à Paris en 1531, il devient l’un des médecins les plus réputés de son temps, malgré un caractère peu facile : il se querelle avec l’un de ses anciens élèves devenu médecin, André Vésale, et laisse à ses étudiants le souvenir d’un homme très avare.

Médecin, pratiquant les dissections, Jacques Dubois établit la nomenclature de l’anatomie du corps humain. Ses ouvrages de médecine sont signés de son nom latinisé, Jacobus Sylvius auquel il ajoute Ambiani, pour marquer son origine amiénoise.

Bernard Devauchelle signale le curieux livre de Jacobus Sylvius Ambiani : une introduction à la langue française, publiée en 1531 sous le titre : In linguam gallicam isagoge, una cum eiusdem Grammatica latino-gallica. Il s’agit d’un glossaire décrivant l’évolution du latin au français suivi d’une grammaire française en latin qui est la première grammaire publiée en France. Mais il n’y évoque pas la langue picarde… Sylvius se place sous le parrainage d’Aristote en utilisant le terme isagoge (introduction), rappelant l’Introduction aux catégories d’Aristote de Porphyre, souvent abrégé en Isagogè.

Linguiste, médecin, avide de connaissances diverses, Jacobus Sylvius Ambiani est un savant bien représentatif de la Renaissance.

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Ces deux exemples d’Amiénois oubliés — brillamment présentés — sont loin d’être uniques. Pensons au philosophe médiéval Jean Beleth (XIVe siècle), au savant Jean Riolan (XVIe siècle), aux poètes François de Louvencourt (1569-1638) et Vincent Voiture (1598-1648), au fin lettré Armand-Pierre Jacquin (1721-1778), à l’amateur de mots que fut Noël-François de Wailly (1724-1801), au génial écrivain Claude-François-Félix Boullenger de Rivery (1725-1758), à Jean-Baptiste Bizet (1728-1808) véritable encyclopédiste du XVIIIe siècle ou au romancier du début du XXe siècle Octave Joncquel (dont je parlerai un jour).

Combien d’écrivains, d’artistes, d’intellectuels des siècles passés sont oubliés ? Ce qui pose de nombreuses questions : pourquoi sont-ils oubliés ? faut-il les sortir de leur oubli ? faut-il, au contraire, estimer qu’ils sont dépassés ? que nous apportent-ils ? n’est-ce pas un intérêt trop érudit et réservé à des spécialistes ? faut-il ne s’intéresser qu’aux auteurs amiénois ? ou à ceux qui sont originaires de notre région ? et laquelle ? l’ancienne Picardie ? ne faut-il pas s’intéresser plutôt à nos contemporains ? 

Je me garderai bien de répondre à ces questions, mais je suis intéressé par les réponses que vous pourriez y apporter.